Après plus de 42 ans passés dans le monde médical dont 33 années de dévouement libéral à la patientèle que j’ai créée dans mon cabinet de médecine générale qui ne vaut plus rien aujourd’hui, je vais tirer ma révérence.
Il paraît qu’on n’a jamais eu autant de médecins (c’est surtout le nombre de retraités actifs qui n’a jamais été aussi fort, le nombre de médecins de soin est en baisse…), alors, un médecin de moins, qu’importe !
Mon maire auquel je me suis souvent adressée en vain, ne me regrettera même pas… Mes patients, si ! Et moi aussi, j’aurai le regret (l’ingratitude?) de laisser sans successeur une patientèle fidèle qui me fait confiance depuis 3 générations et à qui je me suis dévouée sans compter mes heures (ni mes nuits) …
Ingrate corporation que ces médecins !
À qui on paie pourtant les études…
Des assassins qui laisseraient mourir leurs patients en ville !
Des nantis qui ne pensent qu’au fric !
Des fainéants qui prescrivent 30% d’actes inutiles !
Et qui vont même partir en retraite…
Dans ma ville, pourtant classée zone claire dans une marée rouge de désertification, les médecins s’en vont les uns après les autres sans remplaçant. Les médecins de mon secteur ont plus de 60 ans de moyenne d’âge. Certains travaillent encore après 70 ans et plus. D’autres, malades, s’arrêtent 2 jours par semaine pour faire leur chimiothérapie anticancéreuse et reprennent le collier le reste de la semaine, osant même réclamer (car cela n’est pas automatique et même discuté) qu’on leur verse une prestation d’assurance maladie après 90 jours, en ne cessant de fournir moult certificats et attestations (et c’est la même chose pour les prestations maternité quasi inexistantes il y a encore quelques années, mais à justifier aujourd’hui avec grande constance pour les obtenir…)
A propos du zonage de désertification dessiné par l’ARS, j’ai demandé en vain les justificatifs qui imposent que ma ville ne soit pas classée rouge contrairement à ses voisines, alors que notre territoire est une zone urbaine continue de communes entrelacées les unes aux autres. Je serai méchante langue de penser que la raison est peut-être la réputation d’une commune qui doit attirer des habitants pour toutes ses nouvelles constructions et que les bras longs de ses gestionnaires viennent manipuler les chiffres…
En prenant ma retraite, je vais fermer définitivement mon cabinet de médecin de famille. On va sans doute me traiter d’ingrate de partir ainsi, en laissant plus de 1000 patients sur le carreau dans un territoire où plus aucun médecin ne s’installe (malgré le projet que j’ai patiemment mais en vain présenté aux décideurs de mon territoire), dans ce joli département des Yvelines où plus aucun patient ne trouve de médecin traitant, où le coût des urgences hospitalières explose, prises d’assaut par des patients consuméristes sans raison médicale grave, où le personnel soignant s’épuise à repérer la vraie urgence justifiant le recours au plateau technique.
Oui, j’avoue, je suis l’ingrate corporatiste, chère à nos députés de la France Insoumise, qui va bientôt, dans ce territoire en pleine expansion, aggraver la pénurie de médecins pourtant savamment organisée depuis trente ans, avec la paupérisation orchestrée de la médecine libérale afin de mieux l’ubériser, de la soumettre aux injonctions comptables de l’équilibre retrouvé d’une Sécurité sociale à la gestion calamiteuse.
Je suis l’ingrate à qui mes patients demandent de le rester, car ils cautionnent que je défende mon code de déontologie et l’indépendance de mes prescriptions pour le meilleur service à leurs soins…
Car tout le monde sait bien qu’on m’a payé mes études, que si j’ai pu gagner ma vie (mais si peu par rapport à d’autres bien au chaud dans les ministères), c’est que j’ai été payée par la Sécurité sociale. Et puis, je ne suis pas sympa avec mes patients (bien que ma patientèle compte plus de 30% d’actes en dispense d’avance de frais que les caisses et mutuelles me règlent directement, ou pas d’ailleurs sans autre forme de souci), je fais encore des feuilles de soins papier que les pauvres assurés doivent envoyer eux-mêmes à leur CPAM, je ne télétransmets pas mes arrêts de travail ni mes protocoles de soins d’affection de longue durée ! Cette soi-disant modernisation informatique du métier ne me convient pas, car je n’ai pas fait assurance, juste médecine !
Ingrate corporatiste, sans aucun signe de reconnaissance à venir de la part de nos décideurs politiques, j’ai décidé que je ne continuerai pas après mars 2020. Je vais laisser mon cabinet vide de tout successeur, comme la plupart des autres médecins de mon coin qui partent les uns après les autres, sans que cela n’émeuve vraiment les instances. Des murs de bureau aux normes, payés sur mes deniers et par mon travail, vont rester à l’abandon, comme d’ailleurs d’autres professions qui ne trouvent plus preneur (exploitations agricoles familiales, fermes, restaurants,…) La promesse, logique au moment de mon installation, de vendre ma clientèle et de récupérer, comme les anciens médecins, un petit pécule pour ma retraite, s’est envolée, la profession de médecin est sinistrée, est-ce vraiment la faute de cette ingrate corporation médicale ?
Mon droit à la retraite est acquis à ce jour, mais je n’ai pas encore l’âge légal de 62 ans pour toucher ma pension chèrement acquise. Cependant, bien qu’étant dans le monde médical depuis l’âge de 18 ans, je ne bénéficie pas d’une carrière longue, mes cotisations retraite augmentent chaque année avec une promesse de pension revue à la baisse. De plus, en tardant trop à profiter de cette retraite, je risque de pâtir de la suppression à venir de la majoration de10% pour avoir porté trois enfants tout en continuant à payer mes charges et sans quasiment aucun congé maternité à l’époque. Et si je poursuivais ma carrière en tant que retraitée active, je devrais continuer à débourser des sommes confiscatoires de cotisations à perte.