Un Mayet pour une nouvelle insomnie

Isabelle Le Croarer Luck

Isabelle Le Croarer Luck

Voilà qu’une nouvelle insomnie m’a reprise au lendemain des déclarations du sénateur Jean-François Mayet le mercredi 15 juillet 2015  devant la chambre haute du Parlement réunie en commission. Il affirme que la désertification médicale dans les territoires ruraux ne sera pas résolue à cause… des  femmes médecins libérales ! « On ne résoudra pas la désertification médicale en comptant sur les seuls médecins libéraux…75 % des jeunes diplômés sont des femmes. Or nonobstant l’égalité, elles sont quand même là pour faire des enfants ! Ce n’est pas à 50 ans qu’elles en feront. Ma fille a fait des enfants à 41 et à 42 ans : gérer deux enfants en bas âge en même temps qu’une carrière de médecin, ce n’est pas une sinécure ! »

 Et oui, Monsieur le Sénateur, ce n’est pas une sinécure, mais il ne suffit pas de le dire, que comptez-vous faire ? à supposer que  vous ne la considériez pas vraiment comme une calamité, pour enrayer cette  mainmise des femmes sur la médecine? Le politique n’a pas  vœu de faire constat d’échec, surtout quand il est prévenu longtemps à l’avance, la féminisation du monde médical n’est pas un scoop ! Le politique se doit d’anticiper les problèmes et prévoir les solutions. Actuellement, à 23 € l’acte de base bloqué par les volontés dirigeantes, avec une charge croissante de travail de soins (et pis,  de celui non lié aux soins), avec des conditions qui font que la grossesse ou la maladie ou la retraite d’un associé peuvent faire  couler un cabinet libéral, comment faire pour qu’il soit  raisonnablement envisageable de penser au libéral quand on est un jeune médecin, homme ou femme ?   A supposer encore que Madame Brigitte Dormont n’aie pas raison de dire que la loi de modernisation de santé va faire disparaître la médecine libérale et que c’est une  bonne chose, cette loi ne résoudra pas le problème de la désertification, elle l’aggravera même… Alors, qu’avez-vous prévu ? Et vos solutions, s’il en est, sont-elles envisageables par ces 75 % de femmes médecins que vous accusez presque d’aggraver le problème de la  désertification ?

Monsieur le Sénateur, vous avez bien raison de penser que  gérer une carrière de médecin, avec ou sans enfants d’ailleurs, ce n’est pas une sinécure, du latin « sans soins » ! Pourtant,  en notre temps, nous femmes médecins généralistes pionnières installées en libéral et fières de l’être,  nous avons vécu depuis près de trente ans, à l’antithèse de votre sinécure,  notre exercice de médecin,  de future mère et de mère tout court sans trop prendre soin de nous mais sans broncher ! Notre secret : nous avions envie d’exercer ce métier qui,  il y a  25 – 30 ans,  se promettait encore d’être le plus beau au monde, même et surtout pour un  libéral, construisant sa patientèle sur le courage et le travail,  fier de la confiance et de la fidélité de ses patients qui l’honoraient correctement à hauteur de ses compétences et de son dévouement. Autre secret de notre engagement à l’époque: nous croyions encore à l’indépendance de notre exercice, aux promesses de revalorisation tarifaire, à notre retraite à 65 ans avec successeur et revente de notre patientèle ….

Créant notre patientèle dans un monde médical quasi exclusivement masculin, nous avons  assumé notre mission, même enceintes plusieurs fois dans notre carrière, sans congés maternité dignes de ce nom, avec une somme couvrant à peine un mois les frais courants de gestion de notre cabinet (somme identique d’ailleurs  à celle que touchait l’épouse collaboratrice de son mari médecin, à la différence près que l’homme médecin continuait de travailler pendant que sa femme secrétaire accouchait…)  Afin de satisfaire notre patientèle nous avons fait fi de notre fatigue et de nos propres angoisses,  nous avons monté les escaliers avec notre gros ventre pour aller visiter les personnes âgées à domicile, nous avons vomi entre deux patients, nous avons cru accoucher dans notre salle d’examen, nous n’avons pas forcément pu allaiter car devant reprendre rapidement le travail après l’accouchement pour payer les charges qui ne s’arrêtent pas quand on est enceinte ou malade. Certains de nos patients ne se sont même pas aperçu que nous attendions un heureux événement, tout centrés sur leur propre pathologie,  mais d’autres, plus reconnaissants,  nous ont témoigné leur attachement à la naissance de nos bébés ! Nous avons pu vivre notre aventure de  médecin devenant mère, pas tout à fait vraiment sereines mais sans trop nous poser de questions car à l’époque le médecin était encore honoré et respecté pour sa mission dont il était, à juste titre, entièrement responsable devant ses patients… Pourtant les politiques commençaient à l’époque leur puzzle de la disparition programmée de la médecine libérale, dont la dernière pièce est cette loi de « modernisation » de Santé dont l’article 1 pose l’Etat en responsable de l’organisation de la santé. Modernisation étrange dans laquelle le médecin avec ses très longues études devient un simple pion. Un jeu d’échec au sens propre du terme, assurément !

Toutes les femmes libérales qui ont eu leurs enfants pendant leur installation, se reconnaîtront sans doute dans ce billet. Personnellement, j’ai programmé ma première grossesse en août pour essayer de manquer le moins possible dans mon cabinet débutant et  j’ai économisé pour payer une remplaçante les quelques jours avant et après l’accouchement, je  travaillais encore l’avant-veille de mon deuxième accouchement… Je ne suis pas un cas isolé, j’ai pu tenir mon équilibre financier au prix de ces efforts physiques et financiers, je suis fière d’avoir été assez robuste et entreprenante pour  le faire, mais aujourd’hui, mes jeunes consœurs pourraient-elle assumer dans notre société qui a tant changé ?

Monsieur le Sénateur, vous avez choisi le juste terme.  Le mot sinécure désigne  une fonction bien payée pour un travail faible, voire inexistant. A notre époque, le terme de  sinécure ne s’appliquait déjà pas à notre exercice libéral mais  à l’heure actuelle encore moins, la dévalorisation du travail de médecin libéral explique  les états d’âme de nos jeunes consœurs. Les hommes médecins ne sont pas en reste et les exigences de tous ces jeunes sont en rapport logique avec leur niveau d’études et leurs aspirations normales dans une société aux 35 heures. Tous souhaitent que  leur métier n’empiète pas sur leur vie familiale et qu’ils puissent vivre honorablement et en sérénité la mission qu’ils ont choisie de consacrer au soin et non à l’administratif.

L’acte médical est aujourd’hui tellement dévalorisé qu’il ne va pas de soi pour ces jeunes de travailler beaucoup sans retirer un bénéfice substantiel qui puisse compenser les désavantages sociaux du monde libéral. Notre société à l’heure des 35 heures les décide à ne pas accepter, comme la génération sacrifiée de leurs aînés, de travailler de plus en plus  pour gagner autant voire moins.

Monsieur le Sénateur, votre  solution  pour concilier exercice médical et féminité est-elle de faire de l’exercice médical une sinécure ? Nous n’en demanderons pas tant !  Les solutions sont dans votre négation : on peut résoudre le problème de la désertification grâce aux libéraux, et grâce aux femmes qui sortent des facultés : redorez le blason de la médecine libérale, faites en sorte qu’elle soit juste « ré honorée »,  donnez-lui les moyens d’être exercée correctement et rentablement avec une charge de travail acceptable  et vous verrez que ces 75 % de femmes qui pratiquent souvent une médecine lente sont  bien l’avenir de cette médecine à la française plébiscitée de nos concitoyens !

L’Etat providence qui accorde des congés payés aux pères salariés a discriminé les professions libérales, artisans et commerçants qui ont moins de moyens pour accuser le coup en cas de maladie ou grossesse. Faites cesser cette discrimination en augmentant la valeur de  l’acte de base et en accordant des congés maternité dignes de ceux dont bénéficient les salariées.

L’instauration du numérus clausus a conduit à la raréfaction des remplaçants qui pourraient aider les femmes en exercice pendant leurs grossesses. Réaccordez un nombre acceptable de jeunes impétrants au PCEM, au lieu de les former en Roumanie ou d’importer des médecins de l’étranger ! Et mettez au service de la médecine de ville très rapidement dans leur cursus ceux qui souhaitent embrasser cet exercice, plutôt que de faire tourner les hôpitaux grâce à  des internes qui préféreront rester dans le giron du sacro-saint mais très coûteux hôpital. Quand en France, les hôpitaux de  l’AP-HP  voient 7 millions de malades par an, les généralistes  libéraux en voient un million… par jour ! Autre piste : un praticien libéral français emploie 0, 4 ETP quand dans les pays de niveau social équivalent, le chiffre est d’environ 3 ETP. La société regorge de femmes chômeuses qui ne demanderaient peut-être pas mieux que de donner quelques heures dans le cabinet médical de leur ville pour y faire le travail administratif. Charge à Pôle emploi de les diriger vers les cabinets de leur  commune.

Enfin, réfléchissez pour refaire de ces villes désertifiées par l’emploi, un lieu attractif et vivant que ce soit en campagne ou en banlieue. Ne centralisez pas tout dans les grandes villes,  favorisez et libérez les charges sur les emplois de proximité. Les emplois de service sont à développer localement, aides à domicile, aides-soignantes et gériatres libéraux, emplois communaux, enseignants, police locale, taxis et transports à la personne… N’étouffez pas les artisans, les petits commerçants, les agriculteurs. Réorientez les jeunes vers le compagnonnage et l’apprentissage, en vous assurant que l’école obligatoire jusqu’à 16 ans, les a juste bien formés à la lecture, l’écriture et le calcul, avant toute chose. Vous verrez qu’en laissant le travail se valoriser sans intermédiaires, en permettant les échanges de services sereins et confiants et en libérant le marché et les tarifs, chacun trouvera sa place dans chaque commune, et les déserts seront des lieux de vie fréquentables.

Voilà, Monsieur le Sénateur, la clef s’approchant de la sinécure est dans votre poche, essayez-la d’abord expérimentalement dans un petit désert sans médecin, sans commerce, sans pharmacien, sans école, sans poste et sans aide à domicile. Proposez aux chômeurs qui vivent alentour des aides pour s’installer dans ces emplois de commerces et de service, vous constaterez peut-être en échange la fin du chômage et la fin du désert. Valorisez l’acte médical remboursable de  base pour tout professionnel de santé désireux de s’y installer, permettez  aux généralistes de consulter la population locale dans des conditions raisonnables en travaillant  à deux ou trois avec un revenu honorable pour chacun, laissez la mairie embaucher une secrétaire dédiée au cabinet médical, défiscalisez les revenus des gardes de nuit et de week-end. La pharmacie, le kinésithérapeute, le pédicure, l’infirmière rejoindront vite le médecin. Les vieux resteront à domicile, les jeunes couples resteront et permettront, grâce à leurs enfants,  de rouvrir des classes, etc…

Voilà que mon insomnie est finie, monsieur le Sénateur, et que je suis plongée dans un  rêve utopique… Mais si on essayait de faire que le rêve rencontre la réalité ? Juste pour voir, il suffit d’y mettre un petit budget, de la volonté politique et de choisir un petit désert et des volontaires… des femmes médecins libérales, peut-être ?

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