Article publié dans le Figaro par notre ami et soutien Christian Lehmann
Médecin généraliste depuis trente-cinq ans, j’ai vu se succéder les ministres, les réformes de la dernière chance, les économistes dédaigneux, sans que soit jamais remis en question le paradigme martelé depuis les années 1980: la santé coûtait trop cher et les patients irresponsables étaient poussés à la dépense par des médecins profitant d’une situation de rente.
Le médecin généraliste était considéré comme une bactérie dont l’apparition dans un bassin de population antérieurement sain suffisait à générer des dépenses, comme si par sa seule présence ce docteur Knock contaminait les bien portants. Et parce que, comme le disait l’humoriste H.L. Mencken, «pour chaque question compliquée il y a une réponse simple, évidente et fausse», ministres et économistes tombèrent d’accord: diminuer le nombre de médecins en exercice comblerait le trou de la Sécurité sociale, selon l’adage lumineux «moins de médecins, donc moins de maladies, et moins de dépenses».
Trente-cinq ans plus tard, toujours aux manettes, ces génies n’ont pas désarmé. L’exemple le plus lumineux est probablement Gilles Johanet, ex-directeur de la Caisse nationale d’assurance-maladie, architecte forcené de la diminution drastique du nombre de médecins formés dans les années 1990. Après un passage aux assurances privées AGF en 2006 où il tente de mettre en place un service de médecine pour VIP, il se retrouve procureur général à la Cour des comptes, poste d’où il peut continuer, en manteau d’hermine, à fustiger l’incurie de médecins de ville incapables d’assurer l’accès aux soins.
Entre-temps, le désastre savamment mûri par une palanquée de politiques et d’économistes uniquement préoccupés de diminuer le coût de la protection sociale a porté ses fruits. Les cabinets médicaux ferment sans repreneur, un nombre grandissant de Français ne trouve plus de médecin traitant, les élus locaux s’inquiètent, paient des officines pour tenter de faire venir sur le territoire un médecin roumain ou espagnol qui souvent, devant la complexité administrative du système français, baisse les bras.
La pyramide des âges des médecins en exercice confirme qu’inévitablement la France va encore perdre un cinquième de ses généralistes dans les cinq ans à venir, alors que la population vieillit. Les jeunes diplômés choisissent un exercice salarié ou partent à l’étranger, constatant la pénibilité du métier, les horaires à rallonge, la suspicion constante des tutelles, l’équation économique fragile d’un exercice libéral en apparence seulement, dont les tarifs sont volontairement maintenus vers le bas pour assurer que les médecins travaillent beaucoup.
Les indicateurs de santé stagnent, et les solutions proposées par ceux-là mêmes qui fustigeaient hier ces médecins trop dispendieux en disent très long sur leurs motivations. Il n’est nullement question de maintenir un système de santé publique efficace, mais d’utiliser tous les artifices pour retarder le moment où la population se tournera vers les responsables de cette catastrophe et exigera des comptes.
Ainsi, en décembre 2011, Françoise Tenenbaum, experte en santé du Parti socialiste, imaginait faire appel aux vétérinaires pour pallier la désertification médicale avec une année de formation en plus: «Vous allez me dire que c’est de la sous-médecine, mais en milieu rural je suis sûre que ce serait bien accepté par les populations…» Le tollé qui suivit cette insanité n’empêcha pas l’élue socialiste de poursuivre sa carrière.
Aujourd’hui, c’est au sein de La République en marche que fusent les idées de génie. Thomas Mesnier, rapporteur du projet de loi santé de la ministre Agnès Buzyn, propose de permettre aux pharmaciens de prescrire des médicaments sans consultation médicale. Adieu Hippocrate, il importe peu que le patient soit examiné du moment que l’industrie pharmaceutique y trouve son compte et que la population se croit prise en charge.
Dans le même temps, Nicolas Revel, actuel directeur de la Caisse nationale d’assurance-maladie, pressenti pour le poste de secrétaire général de l’Élysée, propose aux médecins d’embaucher des assistants médicaux pour les décharger du travail administratif… que leur impose l’Assurance-maladie, à charge pour eux de doubler le rythme des consultations! Pratiquer la médecine à l’abattage pour masquer l’incurie de trente-cinq ans de fourvoiement acharné, c’est leur projet!
Absente des thèmes choisis par Emmanuel Macron, la santé s’est invitée dans le grand débat national. Hier, le sentiment de relégation d’une partie de la population n’inquiétait guère le pouvoir, pourvu que les comptes semblent tenus. Mais aujourd’hui, près de quatre millions de Français vivent dans des territoires à la situation alarmante, et le désert s’étend jusque dans les grandes villes.
Demain, il ne sera plus possible à des think-tanks d’économistes «indépendants» sponsorisés par des assureurs de pointer du doigt une supposée mauvaise répartition des médecins sur le territoire. Le politique a choisi d’asphyxier la médecine de ville, et le généraliste a fait les frais d’un aveuglement quasi généralisé de la gauche parce que son statut de «libéral» permettait de l’accabler de tous les maux et que la situation dramatique de l’hôpital (elle-même en partie due à l’absence d’investissement sur les soins de première ligne en ville) accaparait les revendications solidaires.
Aujourd’hui, alors que toute une génération de médecins va partir en retraite, la question que les décideurs politiques redoutent est sur toutes les lèvres: «Qu’ont-ils fait de notre système de santé?»
article disponible sur figaro-santé.fr