Frederic (Frédo pour les intimes) a 26 ans, étudiant en médecine, en 2° année d’internat de spécialité anesthésie-réanimation, en stage en réanimation pédiatrique. Frédo examine Nicolas, 8 ans, qui souffre d’insuffisance cardiaque terminale : en pratique, son cœur n’est plus capable de pomper assez de sang pour le maintenir en vie. Pour pallier ce problème, il bénéficie d’une assistance ventriculaire, c’est-à-dire qu’une pompe lui a été implantée, destinée à assurer la circulation du sang dans son organisme, cette pompe étant reliée à une grosse machine dont l’enfant ne peut s’éloigner. Il est donc confiné entre son lit et son fauteuil.
Nicolas est en attente de greffe cardiaque : il faut pour qu’il puisse sortir de cette situation, qu’un autre enfant se retrouve en état de mort cérébrale, qu’il soit compatible sur les plans du groupe sanguin et du système HLA, et que la taille de son cœur soit cohérente avec les mensurations de Nicolas, nettement inférieures à celles des enfants d’âge comparable, comme pour tous les enfants ayant grandi avec un cœur défaillant. Nicolas collectionne les complications, notamment infectieuses, Frédo est inquiet, il sait que même si Nicolas est prioritaire, les greffons sont rares, et l’enfant pourrait facilement succomber avant de pouvoir en disposer, ou être récusé pour une greffe du fait d’une infection en cours. Ce jour-là, Frédo a apporté à Nicolas de nouveaux jeux pour sa Gameboy, empruntés à son petit frère. Nicolas pourtant, ne sourit pas, il a mal, est un peu essoufflé, et son bilan biologique est perturbé : Frédo réfléchit : Il doit impérativement comprendre ce qui se passe. Parallèlement, une « entrée » arrive, adressée par les urgences pédiatriques. Il s’agit de Noémie, un bébé de 4 mois. Ses parents se sont présentés à l’accueil parce que Noémie prend mal ses biberons depuis quelques jours, et a catégoriquement refusé de s’alimenter ce matin, a un peu vomi, ils pensent qu’elle débute peut-être une gastro-entérite, bien qu’elle n’ait pas eu de diarrhée. L’interne de garde de pédiatrie a examiné l’enfant, qui ne pleure pas. La palpation de l’abdomen révèle une anomalie majeure : Le foie de Noémie est beaucoup plus gros que la normale, et son pouls est trop lent pour son âge, peu frappé. Une radiographie du thorax est effectuée sur le champ, elle montre une silhouette cardiaque énorme, refoulant les poumons, signant une cardiomyopathie dilatée : L’anorexie de l’enfant est manifestement liée à une pathologie beaucoup plus grave qu’une simple virose digestive, et la faiblesse du rythme cardiaque indique un risque vital immédiat. Le médecin sénior des urgences, prévenu, a donc immédiatement appelé la réanimation pour y faire admettre l’enfant et parallèlement chargé l’interne de l’accompagner. Noémie est arrivée, les infirmiers l’installent sur le lit pédiatrique, lui collent sur le torse les électrodes et branchent celles-ci sur un moniteur. Noémie est à 60 pulsations par minute, les infirmiers s’affolent : C’est bien trop lent ! Ils appellent Frédo, toujours au chevet de Nicolas. Immédiatement, Frédo se précipite au chevet de Noémie. Mais en quelques secondes, le rythme cardiaque du bébé descend à 40, irrégulier, elle perd conscience, puis c’est l’arrêt cardiaque. Frédo sait quoi faire, l’équipe paramédicale également. Il débute un massage cardiaque pendant que l’infirmier se saisit de « l’ambu » pédiatrique et, en parfaite coordination avec le massage, ventile l’enfant. Le Dr. X, chef de service, est sorti en courant de son bureau : Le cœur de l’enfant a cessé de battre quelques minutes après son arrivée, avant que les infirmiers n’aient eu le temps de poser une perfusion, et il faut injecter de l’adrénaline sur le champ. L’équipe est rodée, le Dr. X se saisit d’un trocard destiné à une perfusion intra-osseuse, dispositif efficace et très rapide. Un infirmier désinfecte aussitôt le tibia de l’enfant, parallèlement, une infirmière prépare une seringue d’adrénaline. En quelques secondes, le bébé est équipé d’une voie d’abord, l’adrénaline est injectée……………………..rien ! Frédo poursuit le massage. Un deuxième dose, puis une troisième, avec désespoir : 1 mg, comme pour un adulte… L’équipe va s’acharner, mais le petit cœur ne repartira pas. Frédo tient la poitrine d’un bébé mort dans ses mains. Le Dr. X demande finalement de cesser la réanimation. Frédo repose délicatement la petite fille sur son lit, il cligne des yeux très vite pour que ses larmes ne coulent pas sur ses joues. Maintenant, il y a les parents… Ils sont en salle d’attente, inquiets certes, mais n’imaginant pas une seconde ce qui vient de se passer. Il va falloir le leur annoncer. Le Dr. X débriefe Frédo, maintenant que la notion d’urgence a hélas disparu, voyant qu’il tremble un peu, il essaie d’être rassurant : « tu as assuré, tu sais, personne n’aurait pu faire mieux, cette petite est arrivée ici beaucoup trop tard, c’était impossible de la sauver ». Cela signifie que Frédo n’a pas commis d’erreur dans sa prise en charge, il n’a rien à se reprocher, mais ça ne change pas grand-chose à ce qu’il ressent. Il accompagnera le Dr. X auprès des parents, ça fait partie de sa formation. Ce soir, Frédo est rentré chez lui, il faut encore qu’il travaille sur sa thèse. En attendant, il a réchauffé un plat cuisiné et allumé la télé, histoire de laisser retomber un peu la pression. Il n’arrive pas cependant à chasser de son esprit l’image du bébé mort, ni les pleurs des parents. Tiens, à la télé, on parle des médecins : un sénateur est en train d’expliquer en substance que les jeunes médecins préfèrent s’installer sur la côte d’azur plutôt que dans les déserts ruraux, et qu’il faudrait contraindre ces tire au flanc pour leur installation, parce que « l’Etat a payé leurs études », qu’ils gagnent déjà bien assez, qu’il s’agit d’un service public…etc. En entendant ça, Frédo a un serrement de cœur, avec ses 1600€ nets, pour 80 heures par semaine, à bac + 8, avec les gardes de nuit, et des vies humaines dans les mains en permanence, il ne pense pas, et à juste titre devoir quoi que ce soit à qui que ce soit : Il ne se sent pas respecté, et même insulté. Il pense : « Tu en connais beaucoup toi, enfoiré, des études ou tu as des enfants qui meurent sous ton nez ? » Frédo a un bon niveau en anglais, il s’interroge sur son avenir, peut-être l’herbe est-elle plus verte ailleurs… Le lendemain, Frédo arrive à la réa pour prendre sa relève, son co-interne, qui a assuré la garde de nuit, est hirsute avec des yeux rougis, le lit de Nicolas est vide, et il n’est pas parti au bloc pour une greffe, il est mort à cinq heures ce matin.