« La liberté d’installation totale dont jouissent les professionnels de santé exerçant en ville les mènent naturellement à privilégier leur confort de vie présumé sur leur mission de service public. Ils se concentrent de plus en plus dans les centres-villes des métropoles et dans les zones littorales au détriment des périphéries et des territoires ruraux.
Cette liberté d’installation constitue une forme d’ingratitude corporatiste envers la collectivité. L’État finance les études des médecins, tandis que la Sécurité Sociale assure, par son conventionnement, leurs revenus. »
Le texte ci-dessus est un extrait de l’amendement qui devait être présenté le 08/03/2019 à l’Assemblée nationale par les députés de La France insoumise. Il semble avoir été retiré avant discussion, assez précipitamment après sa publication, il sonne comme une insulte à la profession médicale…
Pour éclairer sur le pourquoi de cette nouvelle charge contre les médecins, voici un petit résumé de ce qui se trame, depuis près de 40 ans, contre cette profession qui n’a jamais autant été décriée, voire méprisée et même insultée dans le monde politique relayé par bon nombre de médias, et qui pourtant continue de supporter cette vindicte presque sans mot dire, tout entièrement dévouée aux patients qu’elle essaie de soigner avec de moins en moins de moyens.
Tout se joue depuis environ 35 ans : la baisse du numerus clausus, commencée dans les années 80, est à son plus fort avec Juppé en 1995, l’état échafaudait son puzzle de réforme du système de santé, trop coûteux économiquement avec son fameux trou de la Sécurité sociale, dépense publique Europe-incompatible.
Ce puzzle devait se terminer avec la disparition du pion irréductiblement incontrôlable qu’est le médecin libéral, celui qui dispense sans compter le soin individuel à sa patientèle, et a même le culot d’en vivre, aux crochets de la Sécu, alors que l’état lui a payé ses études ! Ces deux arguments totalement erronés sont repris larga manu dans toutes les bouches de ceux qui soutiennent la disparition de la médecine libérale. Des études montrent au contraire qu’un étudiant en médecine rapporte à la société plus qu’il ne coûte par son travail d’externe et d’interne à l’hôpital. Et les libéraux sont payés par les cotisants en honoraires et non en remboursements de la part de l’assurance santé.
Le but de ce puzzle était, avec la complicité de la CNAM, des assurances privées et des mutuelles, de remplacer le médecin libéral au service indépendant d’une patientèle par un effecteur de soins à mission territoriale, ce dernier offrant contre subventions des prestations encadrées pour rentrer dans un budget contraint prévu en début d’année et satisfaisant Bruxelles. Le jeu a donc été de poser en douce les pièces de puzzle comme celles, entre autres, de l’appui des décisions conventionnelles par des syndicats complices, de l’interdiction de l’accès au secteur 2, du tribunal pour délit statistique, du tiers-payant obligatoire, de la mutuelle pour tous, de la réduction au plus bas des dépassements d’honoraires, de la disparition progressive du paiement à l’acte, de l’avènement des CPTS, du matraquage médiatique antitoubib…
Tant pis pour le bien-être au travail et la déontologie des soignants, et tant pis pour la qualité des soins aux Français, on a bien droit à quelques morts comme dans l’armée… De toute façon, l’état, même devenu responsable de la santé par la loi Touraine, ne serait jamais coupable et dans les catastrophes sanitaires prévues à la clef, ce sera toujours le petit pion, devenu officier de santé diplômé ès-abattage, qui sera lynché s’il faillit… Alors vive la fin du monde libéral et à défaut de fonctionnarisation (Bruxelles a dit qu’on avait déjà trop de fonctionnaires), bienvenue aux CPTS de Madame Touraine, imaginées pour remplacer service à la patientèle par offre publique de soins à tout un territoire, bienvenue à l’ubérisation des professions de santé, pour le plus grand profit des financiers !
Malheureusement, l’état qui a gouverné en décidant la baisse du numerus clausus, n’a pas su prévoir que cette chute drastique du nombre de médecins de soins poserait évidemment problème, 40 ans après, dans une France à population croissante et vieillissante. Le puzzle de destruction, sans mesures compensatrices, a été plus lent à construire que le temps d’une carrière de médecin : celle-ci ne dure « que » 35 à 40 ans, on arrive actuellement au papy boom des médecins installés au plus bas niveau du numerus clausus et on assiste à leur prise de retraite sans successeurs : l’Ordre des médecins, à l’époque, avait pourtant prévenu de cette pénurie à venir mais les pouvoirs publics n’ont rien anticipé !
Ils tentent aujourd’hui de poser une rustine à cette chambre à air qui crève sans médecins, avec une nouvelle pièce du puzzle qu’est cette proposition d’amendement de la France insoumise : l’obligation pour les médecins libéraux, sous peine d’amende mensuelle de mille euros, de soigner là où l’état décide les placer ! Cette rengaine qui a fait plusieurs fois pschitt ressurgit dans les esprits tenaces de certains qui, de leur carrière confortable, oublient le sacrifice de jeunesse que consentent les jeunes étudiants en médecine et qui considèrent comme une ingratitude corporatiste le fait de refuser, pour une profession dite indépendante, d’aller s’enterrer sacerdotalement là où les services de l’état disparaissent également…
Comment peut-on oser maltraiter ainsi une profession entièrement dévouée qui se donne sans compter ses heures ?
Comment peut-on l’insulter dans une société des 35 heures où le temps de travail des médecins dépasse largement les 50h par semaine, voire près 100 pour les internes qui font vivre l’hôpital, madame Touraine ayant déjà été rappelée à l’ordre par Bruxelles à ce sujet ?
Comment accuser les libéraux de ne pas exécuter leur mission de service public alors que ce n’en est légalement pas une, sauf en permanence des soins qui l’est sur un mode volontaire ?
Comment continuer, par cet irrespect, à décourager les médecins de famille en voie de disparition, au bord du burn-out ou qui travaillent encore l’âge de leur retraite dépassé alors qu’ils sont de plus en plus rares et de plus en plus précieux pour la population ? A-t-on demandé aux Français s’ils préfèrent consulter un libéral dont l’indépendance est gage de qualité des soins, ou un effecteur de soins à l’abattage payé pour un patient toutes les 10 minutes ?
Mesdames et Messieurs les politiciens qui voteraient cet amendement, pensez-vous vraiment, à l’heure où la France des Gilets jaunes essaie de vous faire retrouver raison sur la valeur de l’engagement dans le travail, que les médecins libéraux accepteront d’aliéner leur liberté pour une moindre qualité de leur exercice et une distribution de soins low-cost ?
Etes-vous de ceux qui souhaitent piétiner leur code de déontologie qui affirme l’indépendance du médecin dans ses décisions pour le meilleur service au malade?
Voudriez-vous réduire des professionnels indépendants à un équivalent d’esclaves publics, forcés d’exercer là où se désertifient les autres services à la population (écoles, poste, services de sécurité, banques, commerces…), payés au forfait, avec objectifs de rendement et d’économies sur les dépenses de santé ?
Avez-vous conscience de votre responsabilité devant la pénurie de ces professionnels que vous décriez de façon aussi injuste ?
Assumerez-vous face aux Français les catastrophes sanitaires liées aux consultations bâclées à la va-vite pour manque de moyens pour construire et appliquer un protocole de soin de qualité ? Cautionnerez-vous la baisse de la qualité des soins dans un pays comme la France dont la médecine était considérée un fleuron ?
Cette proposition d’amendement pourrait bien être la pièce de trop qui balaie le reste du puzzle ! Les médecins pourraient enfin s’apprêter à riposter enfin devant cette ultime attaque pour défendre leurs valeurs déontologiques et leur indépendance.
L’indépendance des médecins est gage de qualité des soins. Si l’état continue à s’acharner à la détruire en validant ce genre d’amendement inconscient, et à punir les professionnels du soin de la pénurie qu’il a lui-même créée, le déconventionnement pourrait être la dernière arme des derniers médecins quand toutes les autres solutions sont rejetées.
Arme de dissuasion pour forcer les pouvoirs publics à endosser leur propre responsabilité devant les Français sur l’effondrement du tissu sanitaire. Arme de combat forçant à trouver des solutions de rattrapage sans assassiner l’exercice libéral, quitte à proposer une fonctionnarisation donnant-donnant à ceux qui l’accepteraient.
Arme déliant les médecins secteur 1 des accords de dupes avec l’assurance dont ils ont été l’objet depuis tant de signatures conventionnelles.
Arme honnête contre le conflit d’intérêt de la rémunération médicale sur objectifs de santé publique dictés par l’état pour des raisons comptables.
Arme dénonçant une malhonnêteté dans l’obligation de l’assuré de cotiser à l’Assurance maladie avec un droit inégal au remboursement s’il choisit un médecin libre déconventionné.
Arme de conscience professionnelle pour garder la liberté de soigner en sérénité et dans un respect mutuel médecin-patient.
Arme de loyauté envers un patient qui honore son médecin avec la promesse d’utiliser les moyens existants nécessaires (sans obligation de résultat car la médecine n’est pas une science exacte).
Arme de désespoir pointée en dernier recours pour faire entendre aux patients qu’il n’y a de bons soins sans médecins libres et sereins et que ces soins ont un coût qui est supérieur au tarif de remboursement par la sécurité sociale, à l’image de ceux pratiqués partout en ailleurs en Europe.
Arme permettant peut-être de faire enfin comprendre que la médecine est une richesse et non un coût, que la vie des Français la vaut bien et que celle des soignants mérite aussi d’être respectée.
Dr Isabelle Luck, membre de l’UFML