A 60 ans, tu exerces depuis plus de trente ans dans cette ville ouvrière comme médecin généraliste.
Cette ville qui, en perpétuelle mutation au gré des crises, a accompagné ta vie. Ce quartier qui, immobile et sans espoir depuis quelques années, est à ton image. Ce soir, plus encore, tu y penseras.
Tu ne connais pas cette patiente. L’appel reçu en début d’après-midi a été bref, l’homme avait l’air pressé, soucieux, il ne trouvait pas de médecin et sa mère était souffrante, depuis plusieurs jours…
Le hall d’immeuble est semblable à ces halls des années 70, l’interphone ne fonctionne plus depuis longtemps, et, sur les sonnettes, la plupart des noms sont manquants… De chaque côté du hall, un mur de boîtes aux lettres …
Tu cherches, vérifies machinalement, Torez 509…Un homme entre, une trousse à outils à la main, et se livre au même travail de recherche ; tu le regardes : la quarantaine, cheveux tirés en arrière, catogan et casques sans fil…Torez 509, ok, l’ascenseur. Alors que les portes se ferment l’homme du hall les retient et entre … « Pardon », Il tend le doigt…5e étage…
En sortant de l’ascenseur l’homme au catogan marque un temps d’arrêt ; toi tu tournes à gauche, tu avances, au fond du couloir : 509, tu sonnes.
La porte s’ouvre sur un quinquagénaire, le fils de la patiente, costume, cravate, son regard passe par-dessus ton épaule « C’est vous pour le câble ? » « Oui » répond une voix derrière toi, de sa main le fils t’écarte un peu pour que l’homme du hall entre dans l’appartement. « Merci d’être là, vraiment, je ne comprends pas, on a plus d’image depuis midi, vous nous sauvez, venez » …
Le fils se retourne, te regarde, « Ah… elle est au fond du couloir dans sa chambre… » et ils disparaissent dans l’angle du salon.
Tu fais quelques pas dans un couloir étroit, frappes à la porte, entres au son d’une petite voix. Elle est là, au milieu de ses souvenirs, le temps s’est arrêté…45 min plus tard, tu connais les antécédents de Madeleine, son traitement, ses médecins, ses failles, tu l’as examinée et comme souvent la consultation a ouvert la porte sur une vie.
Tu quittes Madeleine, sors de la chambre, traverses le couloir alors que le fils et le technicien réapparaissent.
« Merci de vous être déplacé, merci ! Je ne sais pas ce que l’on aurait fait sans vous…On a vraiment eu peur, avec la coupe qui commence ce soir ! » « Combien je vous dois ? » Le technicien sort un carnet de sa poche « 145 euros », « c’est normal » dit le fils…Une fois le chèque fait, il raccompagne le technicien vers la porte, et ses yeux croisent les tiens.
« Ah, vous êtes là ? », « Oui », « Faut régler quelque chose ? »
La température a chuté d’un coup, ton dos est glacé …Tu t’entends dire d’une voix à peine audible « j’ai laissé une ordonnance dans la chambre de votre maman et des consignes pour son infirmière », « Oui, oui » répond le fils agacé. « C’est combien ? » « Trente-six euros cinquante » tes yeux sont bas, l’homme te tend deux billets, quelques pièces, et t’ouvre la porte, sans un mot, tu sors, la porte se referme…
C’est à 22 h ce soir, en sortant de l’immeuble que tu décides d’arrêter. Tu n’attendras pas plus. Il te reste quelques années d’exercice, tu ne peux plus. Il y a l’affront de cet homme bien sûr mais il n’est rien, une goutte tout au plus, celle de trop…Non, il y a surtout tout le reste…Tu ouvres la porte, tu t’assoies dans ta voiture, tu fermes les yeux, tu te souviens…
La voiture sent le tabac froid, tu es assis à côté de ton père, tu dois avoir 9 ou 10 ans, il t’a amené avec lui faire ses visites. « Écouter le patient, ne jamais imposer une vérité, toujours laisser une porte ouverte » quelques mots qui te suivront, de l’humanité et l’évidence d’un avenir. Tu es assis dans l’amphithéâtre les cours vont vite, très vite, le temps passe vite, trop vite. Minutes, jours, mois passés sur les cours, comme un incendie non maitrisé, une année cramée. A nouveau dans cette salle immense du parc des expositions avec plus de 600 autres candidats, c’est la dernière épreuve, le feu s’est calmé. Tu es à l’hôpital, tu enchaines des gardes parfois 48h sans sommeil, saoul de fatigue, des semaines de 70, 80h, c’est dur, mais tu y es…Tu te revois t’installer, prendre le temps, tu te souviens des regards, des mots, des joies, des peines…
Quelque chose s’est cassé…
Tu as vu ta médecine écrasée sous les temps administratifs, tu as vu les experts apparaître, se développer, mettre ta médecine en équation, et décider pour toi, un paramètre ne parle pas. Tu as vu s’établir le dogme d’une médecine chère, trop chère, trop de médecins, trop de coût, tu étais la cible, il fallait te faire partir, il fallait moins de médecins pour économiser, tu l’as vécu. Tu as vu se multiplier les agences, les directions, les strates administratives, tu as vu la complexification enlever tout sens à la gouvernance. Tu as vu les temps de soins se rétrécir sous les papiers, les certificats, les documents à remplir.
Dehors il pleut et sur le pare-brise, les gouttes semblent une myriade de chiffres, tu penses à ta médecine mise en équation, à ton activité devenue suspecte et à surveiller, mesurer, analyser, comptabiliser, étalonner, normer et tu les vois…
Trente ans de médecine, trente ans de Ministres de la santé, trente ans de saccages, de destruction méthodique de la médecine libérale, par dogmatisme, méconnaissance et médiocrité. Ton mode d’exercice pour eux devenu ringard, tu as été présenté comme corporatiste, individualiste, inducteur de dépense, incivique et responsable des difficultés d’accès au soin des Français…Ces difficultés n’existaient pas quand tu t’es installé, ce n’est pas toi qui as changé.
Tu les as vu t’imposer d’autres modes de rémunérations et par là, prendre la main, sur des pans entiers de ton exercice, plus tard tu les as vu distribuer à d’autres une part de ton exercice, alors que ceux-là n’avaient pas ton parcours, pas ton histoire. Il fallait te décharger, te libérer. Avec la plus grande ironie ceux qui t’avaient volé du temps de soins voulaient soi-disant te « donner du temps de soin », avec le plus grand cynisme ceux qui avaient porté les politiques sanitaires destructrices de ta médecine, te désignaient coupable de tout et transformaient ainsi les conséquences de leurs décisions en causes….
Tout cela tu l’avais vécu, et, tu avais entendu ces dernières années, le président de la République déclarer à plusieurs reprises qu’il fallait en finir avec le paiement à l’acte, et ces derniers jours, ton ministre de la Santé (le 7e en 7 ans) déclarer qu’il irait plus loin dans la délégation de tache, et qu’il attendait de toi plus d’engagement, plus de présence, alors que le directeur de l’assurance maladie te demandait de travailler plus, toujours plus contre …30 euros l’acte de soin.
Basta…
La pluie s’est arrêtée, dehors le silence…et dans le noir, des visages, des histoires, des vies, ta vie de médecin…S’arrêter serait partir sous la victoire des politiques imbéciles, non, il faut faire mieux, il faut faire sans eux…
Tu relèves la tête, tu ouvres les yeux, tu souris…Cette possibilité tu l’avais repoussée, elle sonne aujourd’hui comme une évidence, quelques années encore, mais sans eux, quelques années pour te retrouver et reprendre ce qu’ils t’ont volé, ils ont voulu faire sans toi, décider sans toi, tu vas faire sans eux. Retrouver plaisir et sens d’exercer, repartir, relever la tête, être médecin, encore.
Docteur Jérôme Marty
Président du Syndicat UFMLS