Ecrit par le Docteur Adel Louafi
Nous sommes en l’an de grâce 2025. Cela fait maintenant 10 ans que la Médecine libérale est morte.
Patrick vient d’obtenir son doctorat en Médecine. Lors dela cérémonie de thèse, il n’a pas lu le serment d’Hippocrate. Le code de déontologie, jugé obsolète, a été “adapté», comme le préconisaient les “financeurs”. Il avait été remplacé par le texte du décret de 2015, en application de l’article 1 de la Loi santé : “Médecin, l’Etat déterminera mon exercice. Je m’engage à respecter les missions qui m’ont été fixées par l’Etat dans la limite des budgets que l’Etat m’aura alloués.
J’exécuterai toutes les tâches que l’Etat m’aura fixées. Je m’abstiendrai de juger ou de critiquer les missions que l’Etat m’aura fixées car l’intérêt de la collectivité primera toujours sur l’intérêt individuel de mes patients.”
Le serment d’Hippocrate : un des vieux médecins que Patrick appréciait, Thierry, lui en parlait encore, quelques jours plus tôt. C’est loin tout cela, tellement loin. A l’époque, disait Thierry, tout ce que lui disait un patient était secret. Et même ce qu’il avait simplement compris sans que le patient ne le lui dise. Mais c’était avant que les données médicales ne soient vendues par l’Etat aux organismes privés qui en faisaient la demande. Tout était maintenant noté dans le dossier médical partagé, qui appartenait à l’Etat, et à ceux qui avaient payé pour avoir accès aux données. Et puis Thierry disait qu’à l’époque, il avait “ses patients” et il était “leur médecin”. Drôle de concept. Pour Patrick, ce qui comptait maintenant, c’était de savoir de quel réseau de soins il allait devenir le médecin. On lui avait parlé du réseau de soins de Framboise. En devenant le médecin de Framboise, on pouvait ne travailler que 50h par semaine. Avec les autres réseaux il fallait faire 60 ou 70h. Certes, on n’était pas salarié, mais Framboise reversait tout de même à “ses” médecins 30% du tarif de la consultation. C’était mieux que d’autres, qui ne reversaient que 20 voire 15%. 30% de 23 euros, ça faisait 6,90euros, sur lesquels Patrick devait encore payer des charges. Il lui restait 3 euros environ net. Pas beaucoup, mais en passant 6 minutes par consultation, on pouvait voir une dizaine de patients dans l’heure. C’était de toute façon le “rythme” que Framboise imposait à ses médecins. Sam, le meilleur ami de Patrick avait bien essayé de changer cela en ne voyant que 5 patients par heure. Mais c’était trop lent, il avait été exclu du réseau. “Exclu du réseau” … Cette simple expression terrorisait Patrick et tous ses camarades de promotion. C’était la fin, la mort professionnelle et sociale. Sam n’avait pas résisté à la pression. Après son exclusion du réseau, en burn out, il avait craqué.
Oublier tout ça, Patrick veut oublier. Mais l’image de Sam le hante : étendu sur son lit, les yeux révulsés, froid, rigide…Et tous ces comprimés au sol…
Oublier tout ça… Entrer dans le réseau, y rester … C’était une question de survie. Mais c’était si dur. Les règles de Framboise étaient très strictes. Le “doc-manager” lui avait bien dit : 10 patients par heure, pas 1 de moins ! Le “doc-manager” : Thierry lui avait raconté qu’à son époque, cela n’existait pas. Patrick peine à y croire. Le “doc-manager», c’était l’alpha et l’oméga de la carrière de Patrick. Il transmettait les ordres de Framboise aux jeunes recrutés, et tous devaient s’y conformer. Ne pas dépasser les quotas, ne JAMAIS dépasser les quotas ! C’était parfois difficile. Patrick avait dû refuser d’arrêter cette jeune femme de 35 ans, malgré sa lombo-sciatique hyperalgique, parce qu’il avait dépassé ses quotas d’arrêt de travail. Et il n’avait même pas pu lui prescrire d’antalgiques puissants pour la soulager. Pour rester dans les quotas, il avait écrit sans conviction sur l’ordonnance : Paracétamol. Et il lui avait expliqué qu’elle devait retravailler le jour même, que c’était “pour son bien”. Rester dans le réseau, rester dans le réseau, rester dans le réseau… On le lui avait tellement dit pendant ses études de médecine. Patrick avait connu son “doc-manager” à la faculté. Il lui avait enseigné dès la deuxième année le texte du décret de 2015 et la règle des quotas. Chaque réseau avait ses propres quotas (arrêt de travail, antibiotiques, antalgiques…) Ne JAMAIS dépasser les quotas. Rester dans le réseau… Sam réfléchissait trop, il avait trop lu. En fouillant sur Google, Sam avait retrouvé un groupe sur Facebook qui existait en 2015, et qui avait été fermé par les autorités. Google avait tout archivé et avait refusé d’effacer les données du groupe. Sam avait tout lu. Ces médecins qui avaient alerté, qui avaient essayé d’organiser une résistance. Mais le “système” les avait broyés. Le groupe avait été interdit. Le système les avait broyés, comme il avait broyé Sam.
“Sam, tu es si froid … Réponds ! Réponds-moi, bordel ! Tu n’as pas fait ça ! “
Oublier. Tout oublier.
“L’intérêt de la collectivité primera toujours sur l’intérêt de mes patients. ” Entrer dans le réseau. Rester dans le réseau. Ne JAMAIS dépasser les quotas.